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« Inventer fait partie de notre ADN » – Entretien avec Paul Petzl

Bernard van Dierendonck, jeudi, 04. juillet 2024

Paul Petzl est propriétaire et cofondateur de la marque Petzl, pionnière dans le domaine du matériel de montagne. Voici un entretien rare à propos de la création et de la transmission d'une entreprise familiale – et ce que la paranoïa et les dessous coquins ont à voir avec cela.

Près de Grenoble, dans le village de Crolles, un second panneau de localité intitulé « Village Petzl » borde la route. Un village dans le village. Le panneau en question se trouve d’ailleurs au bord de la rue Fernand Petzl. Cette rue conduit à un site industriel un peu particulier. On y trouve une tour en béton au toit étrangement incliné, à côté d'un bâtiment étroit et pratiquement sans fenêtres : ce sont les installations de test et de formation de Petzl. Tout autour, d'autres hangars gris sont alignés ainsi que deux maisons en bois entièrement entourées d’un balcon – un mélange sauvage de différentes formes de construction. Un site industriel qui n'a pas été conçu sur une planche à dessin, mais qui a été agrandi bâtiment par bâtiment en fonction des besoins. Ce « Village Petzl » est le lieu principal de l'entreprise familiale, qui emploie aujourd'hui plus de mille personnes.

Dans le bâtiment central des bureaux, nous avons rendez-vous avec Paul Petzl, le propriétaire et cofondateur de l'entreprise. Il n’accepte que rarement les demandes d'interview. Mais il fait volontiers une exception pour l'entreprise familiale Bächli, qui a presque le même âge que lui. Nous nous rencontrons dans le showroom, au milieu des lampes frontales, des piolets, des mousquetons, des baudriers, des casques et du matériel technique de sécurité pour les travaux en hauteur. Plein d'entrain et avec un rire communicatif, l'homme, aujourd'hui âgé de 74 ans, entre dans la pièce et tend la main : « Enchanté, je suis Paul. » L'interview, qui s'est déroulée en juin 2023, commence par un malentendu.

Bächli : Ton collaborateur nous a montré les bâtiments, l’installation de test, l’espace de stockage, les chaînes de production sur lesquelles les casques et les dispositifs d’assurage sont assemblés à la main. On a déjà presque tout vu de Petzl.

Paul Petzl : Comment ça, vous avez déjà « tout » vu ? (Il adresse un regard interrogateur à son collaborateur.)

Ah, tu penses à la dernière grande invention ? On ne nous a rien montré à ce sujet.

Bon, elle va sortir sur le marché en juin 2024. Je crois qu’on peut quand même en parler. (Le collaborateur va chercher un petit carton dans une autre pièce et en sort un dispositif d’assurage.)

On dirait un Grigri…

C’est effectivement une évolution du Grigri. Mais l’évolution est telle qu’il mérite son propre nom. Il s’appelle Neox et sera lancé sur le marché en tant que produit indépendant, en plus du Grigri.

Le développement d’un nouveau dispositif d’assurage peut durer jusqu’à dix ans – il doit être aussi logique et fiable que possible. (Photo: Bernard van Dierendonck)

Qu’est-ce qui est si nouveau dans ce Neox ?

Au coeur de l’appareil, le système de came connu qui équipe le Grigri est remplacé par une poulie mobile. Il est ainsi super agréable d’assurer quelqu’un en tête, car donner du mou est très facile. La corde vient facilement et il n’y a plus d’à-coups. Nous avons donc fortement amélioré notre dispositif d’assurage alors qu’il était déjà le meilleur du marché. C’est une solution ingénieuse et j’en suis très fier.

Comment es-tu arrivé à cette invention ? Tu es sous la douche et tout d’un coup c’est l’illumination ?

L'innovation et le développement de l'équipement me fascinent. S'il y a un problème à résoudre, cela ne me lâche plus. L'idée du Neox m'est venue en grimpant avec un ami guide de montagne. Comme il ne tombe jamais, j'ai essayé un nouveau dispositif d'assurage, le Revo de Wild Country. Dès la première longueur, j'ai été à la fois enthousiasmé et choqué : il était plus confortable à utiliser que notre Grigri ! En tant qu'entrepreneur, je deviens vite paranoïaque et j’imagine comment la concurrence pourrait nous prendre de grandes parts de marché. Je ne supporte pas qu’une autre entreprise lance un produit meilleur que le nôtre. Après la course, j'ai immédiatement parlé à notre équipe d'ingénieurs. Ils m'ont rassuré et m'ont montré les points faibles du produit concurrent. Mais l'ambition était réveillée. Nous avons continué à réfléchir au principe du dispositif et, pour finir, nous en avons fait le Neox.

Combien de temps faut-il jusqu’à ce qu’un tel dispositif soit prêt à être commercialisé ?

J’ai monté notre entreprise avec mon père Fernand Petzl. Il disait toujours : « Il y a un pour cent d’inspiration et 99 pour cent de transpiration. »

Un pour cent, ça ne fait pas beaucoup !

La quantité de travail de développement est vraiment inimaginable. Pour le Grigri, cela nous a pris dix années. En particulier pour un dispositif d’assurage, il faut être extrêmement prudent. Alors, dès le début, nous essayons de le rendre aussi intuitif et sûr que possible.

Petzl est connue pour son esprit novateur. Qu’est-ce qui se cache là-derrière ?

Voici une histoire de mon grand-père. Il a émigré de l’Autriche vers la France. Comme immigré, il a d’abord été incorporé à la Légion étrangère. Il a ensuite créé plusieurs entreprises, qui ont toutes échoué. Il s’est alors retrouvé à faire le ménage dans une entreprise d'électronique. En faisant cela, il a vu les plans d'un interrupteur et s'est dit qu’il ne pourrait jamais fonctionner ainsi. À la fin de la journée, il s’est retiré dans son atelier et a recréé un modèle en bois de cet interrupteur, modifié afin que, selon lui, il puisse fonctionner. Au nettoyage suivant, il a posé ce modèle sur la table à dessin des ingénieurs. Impressionnés, ces derniers ont montré le modèle au directeur de l'entreprise et, peu après, mon grand-père a été embauché comme développeur. Mon père aussi, en tant que spéléologue, bricolait de nouveaux bloqueurs et descendeurs. L'invention est dans notre ADN.

Te sens-tu encore en lien avec eux ?

Dans tout ce que nous faisons, je suis en pensée avec mon grand-père, mon père et naturellement ma mère. Je discute avec eux : « Ça aurait été génial si vous aviez pu voir notre dernière invention. » Ce lien est important dans notre petite famille, où nous avons tout construit de nos propres mains.

À l’époque des chaussures de montagne en plastique : extrait du catalogue Petzl de 1987, Paul Petzl à gauche. (Photo : archives Petzl)

Il y a des points communs avec Bächli Sports de Montagne. Il y a 50 ans, tu as fondé l’entreprise avec ton père, est-ce que l’impression que ton père était plutôt bricoleur et toi plutôt homme d’affaires est juste ?

Le développement de la lampe frontale montre bien notre complicité. Dans mes jeunes années, j’ai servi à l’armée. Nous dormions souvent dans des igloos. Nous avions bien des lampes, mais nous devions glisser les batteries dans la poche de la veste. Le câble entre la batterie et la lampe était toujours au chemin – comment pouvait-on inventer quelque chose d’aussi idiot ! Lors d’un week-end de permission, j’ai demandé à mon père s’il n'y aurait pas possibilité de porter la batterie sur la tête. Aussitôt dit, aussitôt fait, il a réalisé mon idée la nuit même. Lors de mon bivouac suivant, j’ai testé le nouveau modèle. Il glissait sans arrêt sur les yeux. Nous avons donc ajouté une sangle, non pas autour de la tête, mais passant par-dessus la tête. La première véritable lampe frontale, autrefois encore avec une grande batterie plate, était née. Nous en avons immédiatement fabriqué plusieurs centaines et avons commencé à les vendre.

L’histoire raconte que pour les sangles, vous utilisiez les bretelles élastiques de soutien-gorge.

C’est ce que je croyais aussi, mais mon épouse Catherine m’a expliqué que ce n’était pas le cas. Elle était responsable de l'acquisition des sangles et les achetait dans les boutiques de lingerie de la haute société. À l'époque, les jarretelles étaient en vogue et les rubans de cette lingerie de charme étaient particulièrement adaptés à nos lampes. Je n'y connaissais vraiment rien.

Ton père était un spéléologue passionné, mais il n’a jamais emmené ni toi ni ton frère lors de ses expéditions souterraines.

Je soupçonne qu’il y avait eu un accord entre lui et ma maman. Elle estimait en effet que la spéléologie était trop dangereuse et ne voulait pas que ses enfants risquent de disparaître dans les ténèbres du sous-sol.

Qu’en est-il avec tes fils Olivier et Sébastien ? As-tu pu éveiller en eux une passion pour les sports de plein air ?

De ce côté-là, je n’ai pas rencontré un grand succès. Je travaillais 60 à 70 heures par semaine et je n’avais que peu de temps pour la famille. De temps en temps, je les emmenais grimper. Mais je trouvais moimême l’alpinisme trop risqué. Je ne voulais pas qu’ils s’y mettent. Aujourd’hui, ils sont tous deux sportifs, ils sont des coureurs passionnés et ont essayé différentes disciplines alpines – également dans l’objectif de mieux les comprendre.

Le jeune Paul Petzl lors de la démonstration d’un descendeur. (Photo Archives Petzl)

En revanche, tu as su susciter l’intérêt de tes fils pour l’entreprise Petzl. Tout comme ta femme et ton frère, ils occupent des fonctions dirigeantes au sein de Petzl. Est-ce que ce sont les nouveaux chefs ?

J’assume toujours la direction générale. Sébastien est responsable du département recherche et développement, tandis qu’Olivier dirige le marketing et la vente. Les deux sont extrêmement importants. L’année prochaine, je fêterai mes 75 ans et un des deux reprendra la direction générale. Je resterai le président du conseil d’administration.

Comment planifiez-vous la ... 

Je vous coupe, concernant ce point, je peux poser la question et y répondre moi-même.

Ah, ok ? Merci beaucoup. Alors je vais aller me chercher une tasse de thé et je laisse l’enregistreur tourner sur la table.

(Rires) … la transmission de l’entreprise se fait à différents niveaux. Pour moi, des questions comme les valeurs de l’entreprise et les réponses à certaines questions sont centrales : à quoi ressemblera l’entreprise dans dix ans ? Quelles seront les relations avec le personnel ? Que voudra la clientèle de demain ? J'ai moi-même rêvé de l'entreprise Petzl telle qu'elle est devenue aujourd'hui. Alors, j’ai voulu demander à mes fils quels étaient leurs rêves pour Petzl. Nous avons réfléchi intensément à tout ça pendant deux ans, puis nous avons rédigé ensemble un document interne très complet.

Est-ce que la relève va modifier l’orientation de l’entreprise ?

Notre environnement évolue de plus en plus rapidement, mais les valeurs centrales de notre entreprise restent gravées dans le marbre. L’entreprise restera dans la famille, nous n’exploiterons personne financièrement, et nous continuerons à nous consacrer à la verticalité.

Le père s’assure-t-il que les choses continueront à se dérouler comme il l’entend ?

C’est tout le contraire. Après des discussions passionnées, je me suis à chaque fois retiré et ce sont mwes fils qui ont écrit ensemble leur vision de l'avenir. Cela les a libérés de l'obligation de tout faire exactement comme leur père le souhaiterait. Et je peux très bien vivre avec ce qui a finalement été consigné dans cette vision. La transmission est pour moi la tâche la plus difficile à laquelle j'ai été confronté chez Petzl. J'ai appris que tout vouloir tout de suite conduit à l’échec. Même si à mon âge le temps peut sembler limité, j’ai réussi à ce qu’il devienne un allié. C'est le temps qui arrange tout.

La notion de liberté fait-elle également partie des valeurs gravées dans le marbre ?

Je pensais qu’en tant que chef d’entreprise, on était toujours libre, que personne ne me dicterait dans quelle direction je devais aller. Je voulais laisser ma propre trace. Mais cette représentation n’est pas correcte : je suis responsable de tous ceux qui vivent de cette entreprise. Avec le temps, j'ai réalisé qu’avec ce sens des responsabilités, je ne m’étais jamais senti réellement libre. Pour le futur, j’espère bientôt me sentir un peu plus libre.

Paul Petzl et le dernier né des dispositifs d’assurage, le Neox. (Photo à gauche: Bernard van Dierendonck, image de produit: Petzl)

NEOX
En 2024, Petzl lance sur le marché le Neox, une évolution du Grigri optimisée pour l’assurage d’un grimpeur en tête. À l’intérieur du Neox se cache une poulie mobile qui permet de donner du mou de manière extrêmement fluide. Il permet d’assurer avec une technique d’assurage classique, comme avec un tube. En cas de chute une came vient serrer la corde et soutien fortement la main de freinage. Le levier de déblocage ergonomique permet un bon dosage de la descente.


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